Il y avait comme un soupçon dans l’air confiné de ce printemps désenchanté.
C’est toute une histoire, mais une histoire vraie, réelle. La glycine exhale son parfum entêtant, les abeilles, tout autour, forment une nuée bourdonnante. Cette ambiance est propre à vous donner un sacré mal de tête, installé(e) sur le balcon où la glycine s’est déployée… Les cerisiers sont en fleur dans le jardin, et pour une fois je les contemple tous les jours, j’observe la maturation des fleurs qui commencent déjà à laisser tomber leurs pétales formant un tapis blanc au pied de l’arbre comme une fine couche de neige. 5 cm par seconde, c’est la vitesse de chute d’un pétale et c’est le titre d’un film d’animation japonais qui m’est revenu en tête, et qui commence son histoire par cette donnée sur la vitesse des pétales de cerisier, cette légèreté face au poids écrasant du temps, dans ce film, sur les premiers émois amoureux.
L’impermanence des choses face au cycle de la vie. Cela-même revêt en ces temps une signification particulière, ça résonne dans l’esprit avec un écho presque trop sonore. C’est comme une toile dans laquelle comme ça, certains mots, certaines expressions viendraient se faire piéger, et prendre un sens dépourvu tout à coup de ses équivoques, se retrouvant cloués au pied de la lettre.
J’ai la tête dans un coquillage, la pensée en confinement, avec cette impression première d’illusion, posant un soupçon sur la réalité de chaque chose, de chaque être. Puis l’égarement, le sentiment d’avoir perdu la boussole, de ne plus connaître la direction du mouvement jusque-là familier, connu, au point qu’il semblait inéluctable, sans même y penser, imaginer qu’il pourrait s’arrêter ainsi, connaître une telle rupture. Un temps inédit. Dans la mémoire des générations il y a eu des temps de guerre où l’ennemi était une représentation humaine, un État, un pays, une nation, un peuple, et le conflit organisé avait un passé, un présent, un avenir, une temporalité prise dans une histoire qui se tramait. Là, rien de tel, ce que l’on pensait impossible advient, il y a un coup d’arrêt brutal dans l’ordre des choses. C’est de là que prend son origine, pour moi, et pour tant d’autres, la nécessité d’écrire, comme une urgence absolue d’organiser une pensée face à la sidération de la situation. Écrire et lire, ce que dise les poètes, cinéastes, écrivains, et qui prennent la parole (Fred Vargas, Moustapha Dahleb, Colline Serreau…), et les scientifiques, médecins, (Matthieu Belhassen, Pierre Délion, Dider Raoult…) dans le décalage de la voix des médias d’information établis, suspectes une fois de plus de déformation, de recherche de buzz, de partialité dans l’affiliation au pouvoir et à l’argent.
Au-delà de
la menace sanitaire, de maladie, de mort, de contamination, que nous n’avons
pas connu sous cette forme, nous les générations actuelles, il y a la mesure du
confinement qui pose un cadre général pour la population avec des déclinaisons
variables, des paradoxes, des absurdités, et aussi des résistances par
incivilité, par sentiment d’invincibilité, dans une banalisation, un déni, un
refus de se plier, par défi à la mort, à ce qui nous dépasse d’un réel présent
brutal et implacable, à notre condition corporelle de chair et d’os périssables
sans aucun doute pour le coup…
La répartition entre ceux qui travaillent et se déplacent jusque sur leur lieu de travail, et ceux qui sont confinés au chômage ou en télétravail, suit le principe de nécessité. Et « La nécessité a une structure différente de la logique, de la morale ou de la signification. Sa fonction repose entièrement sur le rôle. Ce qui n’est pas indispensable n’a pas besoin d’exister. Ce qui a un rôle à jouer doit exister. C’est cela la dramaturgie. La logique, la morale ou la signification, quant à elles, n’ont pas d’existence en tant que telle, mais naissent d’interrelations », nous dit Haruki Murakami dans son roman Kafka sur le rivage, œuvre qui m’accompagne depuis le début de ce temps en suspens, encore une inspiration japonaise en ces temps de catastrophe pour l’instant presque silencieuse… L’enseignement ici de Murakami est particulièrement éclairant de ce qui prévaut quand certains sont appelés à leur poste sans équipement de protection contre la contamination virale par postillons et voies aériennes parce qu’un des signifiants «soignant», «médicament » ou «alimentation» va pouvoir s’étiqueter et légitimer tel ou tel entreprise, commerce, service, hors et contre toute logique et priorité sanitaire. Comment opposer alors son éthique, ne pas être l’hôte du virus qui va contaminer les collègues, les usagers… sa propre famille, ses proches, soi-même.
De cet arrêt dans la marche de l’édification mondiale des homo-sapiens il y a la respiration permise enfin à la nature, le retour des oiseaux dans les arbres de mon jardin, la réjouissance de les voir, de les entendre, comme un plaisir retrouvé, volé à cette marche infernale. Dans le confinement à la maison nous ne prenons plus à témoin notre environnement de notre activité, quelque chose s’est inversé; nous nous retrouvons en position de contemplation, nous n’avons rien d’autre à faire que d’écouter, voir, ce qui a son rythme propre depuis toujours autour de nous sans que jusque là nous n’en tenions compte ou si peu. Encore faut-il habiter suffisamment proche du murmure incessant des arbres, de la faune, et de la flore… Ce qui n’est pas le cas de tout le monde, dans cette répartition nécessitaire, certains vivent cette période privée de déplacements, dans un cadre où les pieds ne touchent pas la terre, l’humus, ce qui les laisse sans doute encore plus suspendus, dans le temps et l’espace à la fois.
Un des risques du confinement est de ne pas voir ce qu’il se passe à côté de soi, chez son voisin, mais aussi ce qui se trame à l’abri des regards, de la focalisation sur la circulation du virus et ses effets. Dans ce contexte, écrire et lire sont les voies qui m’aident à penser l’invisible actuel, et ses mouvements. Quelles vont être les conséquences de cette séquence ? Quel dévoilement à la sortir du confinement nous attend ?
Sans doute
parce que la psychanalyse pousse à se tenir au cœur de la crise-même pour
travailler le potentiel de remaniement, de changements, pour orienter au-delà
et dévier le risque de répétitions compulsives, traumatiques, je prends comme
un devoir éthique aujourd’hui celui de tenter ici, de ma place, de poser les
idées qui me viennent depuis 3
semaines, me donnant un sentiment de fuite en avant qu’il faut retenir le temps au moins de le percevoir, et où écrire
aujourd’hui ne sera pas la
même chose que demain ou dans une ou deux semaines… Les cerisiers ont perdu tous leurs pétales depuis les premiers mots de ce texte.
Sous l’immobilité apparente du confinement, qu’est-ce qui se cache et risque de se révéler plus tard dans l’effroi?
Sous l’immobilité apparente de l’eau qui dort il y a ceux qui savent nager en eaux troubles et trament leurs intrigues mafieuses à l’abri des regards.
Sous l’immobilité apparente il y a les foyers de violence en huis clos – à l’abri des regards.
Sous l’immobilité apparente il y a des vies qui s’écroulent – à l’abri des regards – parce que déjà trop faibles, trop précaires – avant.
Sous l’immobilité apparente il y a le tri de ceux qu’on laisse et qu’on laissera mourir
– à l’abri des regards, pour des raisons douteuses éloignées des seuls critères médicaux.
Il y a aussi dans la nécessité de s’exprimer chez l’homo sapiens, être humain doué de langage, une créativité foisonnante qui se diffuse en toute liberté sur les réseaux numériques d’internet, liens sociaux virtuels et non moins vivaces et consistants… là réside ce qui ne se contraint pas, ce qui échappe enfin au réel qui nous assaille.
Et pour reprendre une citation glanée au cours des dernières lectures, je m’arrête aujourd’hui sur ces mots avec René Char, « l’essentiel est sans cesse menacé par l’insignifiant ».
Claire Capron
Le 6 avril 2020. Jour 21 du confinement. Pernes-les-Fontaines.