« Psychiatrie et prison, des sujets à l’ombre du monde. » Sébastien Firpi Tribune publiée dans l’Humanité 9 novembre 2023

Psychiatrie et prison, des sujets à l’ombre du monde
Tribune publiée à L’Humanité, le 9 novembre 2023


« Tenir debout, dans l’ombre du stigmate des blessures en l’air » Paul Celan, 1967.
Un trajet morbide, simplicité de l’horreur réelle : Hôpital, rue, prison ; cimetière.
La pratique de la psychiatrie de secteur en milieu pénitentiaire1 observe l’augmentation des
problématiques pathologiques psychiques et du taux de suicide depuis plusieurs années. Dans
le même temps, l’hôpital est en grande difficulté pour accueillir ses patients2.
Plusieurs « tribunes » récentes introduisent cette situation3 : le refus du gouvernement de
débattre une loi de régulation sur la population carcérale4, l’état de la justice5, ou encore
l’énième alerte6 du Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté.7
La psychiatrie de secteur exerce un service au public auprès des personnes détenues au même
titre que tout citoyen depuis la loi de 19948, toujours faut-il que les conditions le permettent. En
prison la pathologie psychiatrique est dix fois plus élevée et le taux de suicide au moins huit
fois plus important que pour la population générale9. Les chiffres actuels sont préoccupants et
une actualisation épidémiologique concrète se fait attendre depuis vingt ans. Les exemples que
publient l’Observatoire International des Prisons ne font que confirmer ce grave constat10.
Manifeste retour du refoulé de l’histoire : « On n’a pas rougi de mettre les aliénés dans des
prisons (…) ; ces infortunés sont enchaînés dans des cachots à côté des criminels. Quelle
monstrueuse association. Les aliénés tranquilles sont plus maltraités que des malfaiteurs ».11
La pratique au quotidien observe que nombre de ces sujets ont un parcours particulièrement
institutionnalisé attestant souvent de dispositifs asphyxiés. Le problème central n’est-il pas au
fond celui de nos institutions fondamentales12 ? La situation du secteur social, du médico-social,
de la justice, de la protection de l’enfance, du soin, ou encore de l’éducation nationale en
témoignent.13 Ce contexte suscite une angoisse, une solitude et un malaise chez les
professionnels qui retentit sur les « usagers »14 de tous ces champs.
Cette violence institutionnelle soulève une question : Toute politique qui ne tire pas parti de ses
possibilités pour maintenir un monde social collectif, égalitaire et juste pourrait-elle être
considérée comme « coupable de non-assistance à personnes en danger »15 ?
En ce qui concerne au moins la psychiatrie et la prison, le législateur abandonne l’éthique de la
politique pénale et du soin psychique au profit d’une loi sécuritaire décomplexée. Ces
dispositions mettent en évidence la cause et les conséquences de la surpopulation carcérale qui
ne peuvent que susciter de nouvelles condamnations de la Cour Européenne des Droits de
l’Homme16 qui énonce cette situation « inhumaine ».17 Pour quelles raisons tout ceci ne
provoque que si peu d’écho ? Exceptée une réponse du garde des sceaux18 qui balaye d’un
revers de main méprisant le travail de fond analysé depuis des années par des magistrats, des
praticiens hospitaliers, des chercheurs, et d’autres professionnels exerçant à l’hôpital, en
prison19, les témoignages des détenus, des patients, et de leurs familles.
Nous ne pouvons que soutenir les engagements conjoints des citoyens, associations, institutions
et des collectifs déjà mobilisés afin d’exiger des politiques de prendre leur responsabilité. C’est
en terme structural que la situation est à penser ; pour la soigner d’abord, mais surtout pour
rebâtir solidement ensemble sur le lit de fondations encore là malgré le pessimisme ambiant qui
gagne les oeuvriers20 concernés.
Pourquoi une telle manière de traiter les gens n’implique aucune révolte collective ? Est-ce
qu’un individualisme aussi cruel qu’aveugle a gagné le social, l’opinion, et le discours
commun ? Sommes-nous si sûrs d’être chacun préservés de la folie, de la précarité ou du
passage à l’acte pour soi-même ou ses proches ?
Nous avons à souligner que « Nous ne pouvons juger du degré de civilisation d’une nation
qu’en visitant ses prisons. »21
Est-ce que l’agressivité intrinsèque à tous être parlant se circonscrit spécifiquement vers ces
gens abandonnés, oubliés puis invisibilisés ?
Quand mettrons-nous à la lumière les causes constitutionnelles à l’endroit de ces sujets à
l’ombre du monde ?
Sebastien Firpi22

1 Ce que soutient l’Association des Secteurs de Psychiatrie en Milieu Pénitentiaire depuis de nombreuses années :
https://www.aspmp.fr
2 https://www.transfinito.it/dibattendo/psychiatrie-et-prisoninquitante-actualit-politique
3 https://www.humanite.fr/mot-cle/surpopulation-carcerale
4 https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/07/24/prisons-comment-comprendre-que-le-garde-des-sceaux-s-
oppose-a-toute-programmation-afin-de-reduire-la-surpopulation-carcerale_6183195_3232.html
5 https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/09/09/les-comparutions-immediates-exception-procedurale-
francaise-representent-une-justice-de-deuxieme-classe-inacceptable_6188624_3232.html
6 https://www.cglpl.fr/2023/rapport-relatif-a-la-dignite-des-conditions-de-detention-au-quartier-maison-darret-
des-hommes-de-la-maison-darret-de-saintes-charente-maritime/
7 https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/09/14/surpopulation-carcerale-en-france-la-controleuse-des-
prisons-prone-a-nouveau-un-mecanisme-contraignant-de-regulation_6189300_3224.html
8 https://sante.gouv.fr/prevention-en-sante/sante-des-populations/personnes-detenues-personnes-placees-sous-
main-de-justice/article/les-personnes-
detenues#:~:text=La%20loi%20de%20janvier%201994,aux%20soins%20de%20ces%20personnes.
9 Falissard B., Rouillon F., et al (2004), « Étude épidémiologique des troubles psychiatriques chez les détenus.
Résultats préliminaires. » Colloque de la mutualité, « 10ème anniversaire de la loi de 1994 » sur la santé des
détenus.
10 https://oip.org/decrypter/thematiques/deces-en-detention-et-suicides/
11 Foucault M., (1961), L’histoire de la folie à l’âge classique, « Le nouveau partage », 1018, 1971, Paris.
12 https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2021-1-page-87.htm
13 C’est précisément ce que pointe l’Appel des appels depuis près de 15 ans.
14 Des mouvements tels que la pratique s’inspirant de la Psychothérapie Institutionnelle aide continuellement à
analyser et déplacer. C’est ce que le Printemps de la Psychiatrie notamment mobilise régulièrement aux entours
des Assises du soin psychique.
15 Bourdieu P., (1993), La misère du monde, Points essais, Paris, 2015.
16 https://oip.org/communique/surpopulation-carcerale-et-conditions-de-detention-indignes-la-france-
condamnee-par-la-cedh-cour-europeenne-droits-de-homme/#
17 Sur le site du Sénat, Rapport n°449, Prisons : une humiliation pour la République (tome 1).
18 https://www.cglpl.fr/wp-content/uploads/2023/09/joe_20230929_0226_0072.pdf
19 Le travail de l’Association des Secteurs de Psychiatrie en Milieu Pénitentiaire en témoigne historiquement et
engage sa poursuite : https://www.aspmp.fr/journées-nationales-des-spmp/
20 GORI R., SYLVESTRE C., LUBAT B., (2017), Le manifeste des oeuvriers, Actes Sud, LLL, Paris.
21 Dostoïevski F., (1862), Souvenir de la Maison des Morts, dans : The House of the Dead traduit par Constance
Garnett, The Yale Book of Quotations (2006), Fred R. Shapiro, p. 210.
22 Psychologue clinicien hospitalier en psychiatrie de secteur en milieu carcéral, psychanalyste, docteur en
psychopathologie clinique et psychanalyse, superviseur en institution, formateur en travail social, membre de
l’Association des Secteurs de Psychiatrie en Milieu Pénitentiaire, de L’Appel des appels et de l’@psychanalyse.
Auteur de plusieurs articles et contributions d’ouvrages chez Erès, L’Harmattan, ou encore dans L’Humanité et
Respublica.