Les noces de Pinocchio et de Dark Vador: la réforme du financement de la psy. Mathieu Bellahsen. Blog Médiapart

  • 23 avr. 2020

Depuis le début de la pandémie, un spectre hante l’avenir de façon insistante: celui de la poursuite et du renforcement des politiques des morts-vivants ragaillardies par la crise du COVID. Un exemple avec la réforme du financement de la psychiatrie.

Depuis le début de la pandémie, nous sentons à quel point notre présent est indéterminé et notre capacité à penser la suite est fluctuante.

Tout au long de ces semaines confinées, un spectre hante l’avenir de façon insistante : que les politiques des morts-vivants d’aujourd’hui se poursuivent et se renforcent, ragaillardies par la crise du COVID.

Nous le disions dans un précédent billet : la psychiatrie est sensible aux catastrophes. S’y côtoient le pire et le meilleur. Et nous concluions qu’il ne tenait qu’à nous, collectivement, de faire pencher la balance pour le second terme.

Or, le pire se propage.

Rappelons nous de ce directeur général de l’ARS Grand Est qui dit tout haut ce que les autres font plus bas : les lits qui doivent poursuivre leur inexorable fermeture… Ce directeur a été limogé mais pas d’inquiétude, il pourra encore faire des rapports accablants au sein de l’IGAS avec ses compères.

Rappelons nous de la direction d’un grand hôpital psychiatrique lyonnais qui continue sa politique de fermeture de lits pour éponger le déficit de son hôpital, comme si de rien n’était, comme si nous n’étions pas dans un autre temps. A contrario du directeur de l’ARS Grand Est, le directeur de cet établissement n’est toujours pas limogé pour ces pratiques déjà effectives. Comble de l’absurde, il est même le président de l’association des directeurs des établissements psychiatriques (ADESM) et il se félicite de la réforme du financement de la psychiatrie. Dans ce contexte, il est utile de nous rappeler du courage des personnels de cet hôpital qui viennent de réaliser une action coup de poing pour dénoncer cette infamie.

Rappelons nous aussi de la note de la Caisse des Dépôts et Consignation révélée par Médiapart le premier avril dernier et qui expliquait comment la sortie de crise se ferait avec plus de partenariats public privé, plus de concurrence et plus de financiarisation de l’hôpital public.

Rappelons nous de toutes ces institutions complices et destructrices qui continuent leur travail de sape de la solidarité humaine. Rappelons nous de leur refus obstiné de toute remise en cause réelle.

Maintenant, c’est la Fédération Hospitalière de France qui s’y met. Cette aimable fédération qui regroupe les hôpitaux publics plaide auprès du gouvernement pour le maintien de la réforme du financement de la psychiatrie, réforme engagée dans la suite de la mission Aubert déjà appelée en 2018 avec le vocable militaire de « task force ». Cette mission s’est traduite pour la psychiatrie par la « mission flash » de la députée macroniste Wonner. Donc la FHF veut maintenir une réforme qui, pour la psychiatrie, est l’équivalent de celle des retraites et de l’assurance chômage pour la société française.

Quel est le fond de cette réforme ?

Sous couvert de mieux répartir les moyens en psychiatrie sur l’ensemble de l’hexagone, il s’agit en réalité :

– de faire converger les modes de financements du public et du privé en créant un équivalent de tarification à l’activité psychiatrique (T2A psy) qui tente de s’imposer depuis des années avec le RIMPsy (recueil informatique de données psychiatriques) puis la VAP (Valorisation de l’Activité en Psychiatrie). A moins de le bloquer, le dispositif est prêt puisque les données informatisées qui sont remplies par les professionnels de santé et les administrations rendent aisées la conversion de ces données en tarifs.

– de promouvoir par le biais des files actives les soins de courte durée et d’abandonner les soins qui nécessitent du temps, c’est à dire les soins relationnels dont ont besoin les personnes les plus fragilisées par des pathologies psychiatriques gravement invalidantes.

– de réorienter progressivement le financement sur des indicateurs de « qualité » dont on mesure avec la crise du COVID l’inanité.

Chacun va donc plaider pour sa chapelle de financement : la FHF sera heureuse d’avoir plus de crédits que ses voisins de la FEHAP, la fédération regroupant les associations non lucratives et faisant œuvre de service public. Dans le champ du handicap, cela se traduit déjà par des gels de postes et des fermetures à venir comme en témoigne dans une vidéo l’équipe de l’hôpital de jour Santos Dumont (Fondation l’Elan Retrouvé) qui s’occupe d’adolescents et jeunes adultes autistes.

Les collectifs de soins qui construisent un travail complexe pluridimensionnel composé d’accueil, d’éducatif, de soins psychiques et corporels se retrouvent sacrifiés sur l’autel des logiques court-termistes : les établissements qui voient beaucoup de patients dans l’année et donc qui ont « une file active » importante sont avantagés (La file est active est le nombre de personnes que l’on a vu au moins une fois dans l’année, donc mieux vaut voir une fois mille personnes que mille fois une personne).

Mieux vaut prendre en charge huit patients schizophrènes pendant six semaines (quitte à les laisser tomber ensuite) plutôt que de s’occuper d’un seul pendant quarante huit semaines. Dans ce cadre, tous les dispositifs qui « réhabilitent » en quelques semaines, qui font du diagnostic et de l’évaluation comme les centres experts sont avantagés. Il est ironique de voir que ce sont ces mêmes dispositifs qui sont pour la plupart fermés pendant la crise du COVID alors que les lieux de soins qui prennent en charge les personnes sur un temps plus long sont ouverts et aménagent leur travail autrement (visite à domicile, soins en présentiel maintenu pour les patients les plus fragiles et les plus difficiles. Pour les autres, maintien du lien sous toutes ses formes : téléphonique, numérique etc.).

Dans cette période de crise, il ne faut donc pas trop compter sur tous ces supposés dispositifs « de soins experts » pour créer la continuité nécessaires aux maladies du lien social que sont les pathologies psychiatriques. Nos experts sont juste bons à proposer, comme d’habitude, des plateformes. On peut faire mieux en terme d’engagement dans les soins…

Résumons, cette réforme du financement que réclame la FHF et les dispositifs court-termistes est une tarification par compartiment qui n’est ni plus ni moins que l’instauration d’une T2A psychiatrique dont les pourcentage des compartiments varieront vers toujours plus de contrôle, d’évaluation, de court termes et de formatage des pratiques.

Pour l’heure, il est prévu que 10 à 15 % du financement repose sur l’activité (via la file active). Mais prenons d’ores et déjà les paris que cette part sera grandissante si cette réforme passe. Prenons également les paris que cette prévision donnera lieu aux cris d’orfraie des tutelles : ils démentiront de la même façon qu’ils démentissent les pénuries actuelles. Mais que vaut leur parole quand elle est le lieu de toutes les trahisons ?

« Quelle bande de pinocchios » me disait un patient…

Et puis dans cette tarification il y a un certain nombre de compartiments qui font office de « pied dans la porte », stratégie marketing bien connue des VRP qui vise à bloquer la porte quand elle se referme sur eux. C’est le rôle du compartiment dévolu aux « indicateurs qualité »: plus vous respectez les procédures déterminées par la Haute Autorité de Santé et les tutelles, plus vous avez de fric. Enfin plutôt moins vous en perdez… Parce que si vos indicateurs qualité ne sont pas bons, on vous sucre du financement ! Dans mon établissement, c’est plus de 100000 euros qui vont partir en fumée rien que sur le volet « pharmacie ».

Pour celles et ceux qui ne l’auraient pas reconnue, cette qualité des soins vantée partout, c’est la même qui nous impose l’adaptation aux pénuries forcées en personnels et en matériels via le lean managment. Cette même qualité dont l’aboutissement ultime est illustrée par des soignants s’habillant de sacs poubelles à défaut d’avoir des surblouses. Et oui, cette qualité qui impose de faire œuvre « d’innovation » et de « résilience »… C’est à dire de la boucler quand on a plus rien pour soigner puisque selon les protocoles et la qualité : tout va bien. A cette qualité ripolinée répond le manque de soignants, la fermeture des services, des hôpitaux au rabais, des patients mal soignés et une solidarité en décomposition.

Qualité de poubelles donc.

Revenons à notre très chère Fédération Hospitalière de France qui insiste et signe pour que cette réforme du financement se mette en place rapidement. La logique néolibérale de destruction du système de santé se poursuit inexorablement avec l’extension de la norme de la concurrence à tous les domaines du monde.

« Quelle bande de Dark Vador » pourrait me dire un autre patient.

La FHF, elle veut du fric pour l’hôpital public. Ca, c’est bien. Mais du fric pour quel type d’hôpital public ? Et du fric à quel prix ?

Cette réforme est née dans le giron des réformes néolibérales de l’étoile noire macroniste. Elle est née dans un contexte, celui de la réorientation de l’ensemble des institutions publiques vers des logiques financières, d’économies et d’austérité. Alors faut-il continuer cette réforme ?

Notre réponse est non et mille fois non car cette réforme se traduira encore par l’abandon des plus fragiles, des plus pauvres, de ceux qui ne s’adaptent toujours pas aux vitrines plateformisées officielles, aux prises en charges individualisées. Et oui, le collectif ça soigne, ça soigne dans les institutions et dans la société, ça soigne les institutions et la société. C’est ce qu’il y a de flagrant dans cette période confuse : la solidarité est collective. L’efficace est du côté de l’auto-organisation des acteurs de terrain : heureusement que nous n’avons pas attendu les masques en tissu confectionnés par l’établissement. Heureusement que des couturières et couturiers anonymes sont venus nous déposer des masques dès le début de la pandémie… Les masques confectionnés par mon hôpital sont arrivés il y a seulement une semaine. Leur design marient la serpillère au masque de l’épouvantail dans Batman. Peut être est-ce un clin d’oeil : l’épouvantail n’est-il pas un psychiatre?

La psychiatrie masquée © M. Bellahsen

La psychiatrie masquée © M. Bellahsen

Le prix de cette réforme est de transformer le financement de l’hôpital public en boîte à fric et en tour de contrôle des soignants et des patients : les premiers devront faire au mieux avec les nouvelles pénuries, les seconds devront agir en agents économiques rationnels, c’est à dire maximiser leur « panier de soin » dans un temps limité.

Tout le monde dans le même panier de soin et les profits seront bien gardés.

Non, il ne faut pas poursuivre cette réforme du financement de la psychiatrie injuste et délétère. Elle entérine la gestion néolibérale de l’hôpital public. Elle se sert de cette crise pour renforcer la catastrophe gestionnaire au prix de l’abandon des personnes les plus fragiles et les plus précaires.

Il faut stopper nette cette réforme car elle participe au détournement de fond des institutions publiques au profit de plateformes qui promeuvent la privatisation des soins. La privatisation et son synonyme : la privation.

Pour autant, avec le collectif C19, celles et ceux qu’il va falloir poursuivre pour qu’ils rendent des comptes, ce sont toutes ces institutions et ces personnes qui s’emparent de leur fonction pour détruire toute possibilité de solidarité.

Il faut s’insurger contre cette réforme car elle s’articule parfaitement à l’État Providence Néolibéral vanté par Macron.

Et arrêtons de nous faire bercer par les illusions de la rhétorique guerrière. Nous ne sommes pas en guerre et les soignants ne sont pas des héros. Ce genre de discours est un discours projectif. Le gouvernement projette sur notre société la guerre qu’il a entamé depuis de nombreux mois contre tout ce qui lui fait obstacle. Le gouvernement projette aussi la mise en scène de sa propre héroïsation.

Il y a quelques temps déjà Dark Vador et Pinocchio se sont mariés sur Jupiter. Les témoins de ce mariage, nous, peuvent encore se lever pour instituer autrement la société.

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