Personne ne sort les fusibles? Disjonctons ce monde!
- 11 sept. 2020
- Par Mathieu Bellahsen
- Blog : Le blog de Mathieu Bellahsen
En cette rentrée, plusieurs ouvrages paraissent pour aider à penser la radicalisation du néolibéralisme, les mutations de la psychiatrie et les formes de luttes à venir: « Personne ne sort les fusils » de Sandra Lucbert, « Dominer » de Dardot et Laval, « Manifeste pour une psychiatrie artisanale » d’Emmanuel Venet et « Du cap aux grèves » de Barbara Stiegler.
Orange sort les fusibles
Le livre de Sandra Lucbert, « Personne ne sort les fusils » (Seuil, 2020) est une plongée dans la Langue du Capitalisme Néolibéral (la LCN, celle dans laquelle nous baignons quotidiennement et qui se parle lors du procès des dirigeants d’Orange-France Télécom. Cette langue de la « start-up nation » est la langue du « flow » (c’est-à-dire de la liquidité financière) qui floute le réel et qui rend fous celles et ceux qui y sont confronté.e.s. Le réel est travesti par le positif de cette langue de pacotille, cette langue cadavérisée productrice de morts sur l’autel actionnarial .
La LCN, Lucbert l’écrit avec les tirets. Elle a un public cible, ses tirets sont les pendants des tirs tendus des dernières manifestations.Tirets à balles réelles. La LCN brille sur les plateaux télés et aveugle à coup de LBD. La nouvelle version du néolibéralisme est autoritaire, c’est ce qu’amènent Dardot et Laval dans leur dernier ouvrage « Dominer, enquête sur la souveraineté de l’État en Occident.» (La Découverte, 2020)
Cette langue – la Lingua Capitalismi Neoliberalis – promeut le bien-être partout : que ce soit en entreprise, dans sa vie ou dans sa maladie… Mais elle diffuse en sous-jacence l’importance du bien naître, être du bon côté. Elle renforce les intérêts du groupe dominant qui ont réussi – par la langue – à se faire passer pour ceux de tous. La LCN est celle des winners, celle des assassins en costume cravate. Elle nous parle et nous la parlons tous.
Lucbert écrit avec raideur cette langue de la liquidité qui liquifie les salariés avant de liquider leur corps et leurs psychés qui « collent » trop au palais actionnarial . On y retrouve l’arrogance et sa glace, celle des affects gelés, des psychopathes en position de pouvoir qui, avec leur sourire publicitaire, jouissent de la destruction de liens humains vivants et réciproques – ils ne les voient même pas, la LCN les en préserve.
La glace est aussi celle de leurs tanières vitrées. L’architecture elle-même se moule sur le néolibéralisme et institue une certaine façon de voir et de se montrer. Les nouveaux bâtiments des hôpitaux sont identiques à ceux de l’institution judiciaire, aux centres commerciaux et autres sièges des grandes entreprises. Ils sont transformés en aéroports, en lieu de flux sans âme. C’est ce que raconte la description du lieu où se tient le procès : le palais de justice de Paris qui abrite « la justice du XXI siècle » conçu par l’un des architectes de ces formes néolibérales (p40).
Le travail de ce livre est celui d’un processus de nomination (au sens de Macedo) et de mise en circulation des mots et des violences « gelées » de ce procès. L’auteure en passe par Rabelais et les paroles gelées qui en se réchauffant se mettent à hurler. Il y aussi Kafka et sa colonie pénitentiaire, Bartleby et sa résistance passive qui le conduit aux Tombes.
Avec leurs mots, Melville, Kafka et Rabelais font point de bascule pour révéler cette horreur froide, banalisée, et son cortège de violences.
En tant que travailleur de la psyché, l’ouvrage de Lucbert me parle à plusieurs titres. Il image concrètement « le santé mentalisme » qui gangrène la société et la psychiatrie en se faisant l’écho critique du DSM et du Livre Vert de l’Union Européenne « Vers une stratégie sur la santé mentale pour l’Union Européenne » (p64). Elle y écrit pour mieux la dénoncer la litanie des FondaMentalistes de la santé mentale : « la mauvaise santé mentale coûte chère » etc.
Cette rengaine de la langue santé mentaliste, portion de la Langue du Capitalisme Néolibéral, détruit la psyché. Elle est l’outil et le vecteur du néolibéralisme qui permet d’assigner les gens à des étiquettes diagnostiques pour défausser le système capitaliste de l’emprise qu’il crée et de la domination qu’il entretient.
Lucbert fait d’ailleurs l’analogie entre ce que l’on fait aux salariés, le désalariat (p57) et ce que l’on fait aux personnes avec des troubles psychotiques psychiatrisés. Cela nous fait penser que les pratiques de soins santé-mentalistes sont peut-être, elles aussi, travaillées par une forme de dépsychotisation (p57). Plutôt que de faire avec la psychose, on la cache sous le tapis des nouveaux troubles mais « le réel revient par le mauvais côté des choses » comme le dit Antonin Artaud. Les abandons, les suicides, les passages à l’acte ne sont plus pensables dans ces nouveaux référentiels aseptisés et déspsychisés.
D’ailleurs, l’analogie avec les phases du deuil dans le cancer qu’emploient les formateurs managers d’Orange-France Telecom pour liquider 22 000 personnes (p95), de manière troublante cette analogie est la même que nous retrouvons en psychiatrie sous le joug de FondaMental : les troubles psychiques graves, c’est comme le cancer. Le sous-entendu implicite serait-il, que la psychose est une plaie ? Et en poussant plus loin, peut-être que ce sont tous les humains désajustés au flow qui sont en passe de devenir des métastases ?
« On dit souffrance au travail au lieu de : subordination féroce » (p75) rappelle Lucbert. Tout clinicien accueillant des personnes prises dans ces logiques-là doit aussi penser cette subordination féroce. Sinon il répète le crime : celui de ne pas mettre en question cet ordre qui enferme dans les étiquettes DSM de la psychiatrie industrielle (Emmanuel Venet) et dans la jouissance de la souffrance.
C’est peut-être encore « un truc de psy » (p83) pourrait dire Lucbert quand elle écrit l’économie de services : « les serfs d’un côté, les vices de l’autre »: un psychiste qui ne met pas en question les vices, c’est-à-dire la perversion actuelle du pouvoir et de ses effets singuliers, un clinicien qui ne se contenterait que d’aider « les serfs » en souffrance au travail serait un complice. Un complice du flow, de la LCN et de ses sbires.
De même, s’il s’arrêtait à penser seulement la perversion extérieure, il aurait affaire à une autre impasse : celle de dégager ce qui se joue voire se répète chez les personnes, et quelles sont les marges de manoeuvre qu’elle peut dégager.
Penser cette articulation du singulier et du collectif, cela n’a rien à voir avec la logique de l’adaptation, il s’agira ici de subversion.
Continuons de ne pas nous adapter
L’adaptation, c’est ce nouvel impératif que mettait au travail Barbara Stiegler dans « Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique » (Gallimard, 2019).
Dans ce récit, « Du cap aux grèves. Récit d’une mobilisation 17 novembre 2018- 17 mars 2020 » (Verdier, 2020), Barbara Stiegler nous raconte comment son travail philosophique se percute et s’entremêle à la lutte politique qui émerge avec les gilets jaunes. Les flux toujours plus intenses du capitalisme néolibéral se heurtent aux stases de la temporalité humaine nécessaire à la vie. Les stases de Stiegler rappelle « la colle » de Lucbert: s’appuyer sur les stases pour ralentir les flux, le flow…
Ce récit sensible met en circulation des points d’intime qui font expérience pour le lecteur. Barbara Stiegler écrit avec force une expérience transformatrice, une pratique de l’altération singulière entre le travail intellectuel et la lutte. Le côté sensible de l’écriture soutient cette forme politique « altérante ».
La tentative des gilets jaunes inscrit un sillon profond dans la société. Ce qu’il met en transformation est gigantesque et minuscule. Le témoignage de Barbara Stiegler en est la preuve. Il refera penser à comment chacun a pu se positionner au début du mouvement. Cela m’a remis en mémoire, le gilet jaune que j’avais revêtu sur la place de la république en janvier 2019 pour le printemps de la psychiatrie et toutes les questions qui se posaient alors sur la légitimité de cet acte. Le côté instituant de ce mouvement et de ces potentialités était revigorant: émergence qui refuse le système représentatif, qui refuse les codes, les pratiques et les normes devenues non discutables.
Barbara Stiegler propose 11 thèses à la manière de celles de Feuerbach pour « miniaturiser les luttes ». Et il faut les lire attentivement, cela va nous servir.
Et cela nous parlera aussi de ce qu’il faut pour construire un travail avec un collectif de soin où l’accueil et l’hospitalité sont des points cardinaux. On se reportera à l’expérience de La Colifata déployée cet été dans le parc de la Villette à Paris et des moments bouleversants de rencontres et d’achoppement que ce dispositif radiophonique ouvert a pu créer.
Et c’est précisément ce travail ouvert et d’accueil – permis notamment par les pratiques de la psychiatrie de secteur et des clubs thérapeutiques- qui se voit détruit en ce moment. Emmanuel Venet le met en lumière dans son « Manifeste pour une psychiatrie artisanale » (Verdier, 2020). L’auteur, lui-même psychiatre, prend parti vivement contre la destruction d’une psychiatrie humaine, relationnelle qui s’appuie sur l’appareil psychique et sur le milieu de vie des gens plutôt que simplement sur les aptitudes ou déficits de leur cerveau et de leur système nerveux.
Miniaturisons nos luttes et retrouvons nous en octobre pour deux rendez vous d’importance :
– Atelier de travail et de réflexion démocratique et populaire pour la refondation du service public hospitalier: samedi 10 octobre à Montreuil à l’AERI, 57 rue Etienne Marcel à Montreuil
– Assemblée Générale du Printemps de la Psychiatrie : samedi 17 octobre à la bourse du travail de Saint Denis (à confirmer)
Certes, on ne sortira pas les fusils – ou alors ceux d’André Robillard pour « tuer la misère »- mais l’enjeu est toujours plus vif de faire disjoncter ce monde-là. Enjeu d’agir contre la réintoxication du monde, celle de la langue et de pratiques délétères. Enjeu aussi de faire les jonctions entre nos créations miniatures.
Sortons les fusils d’André Robillard « pour tuer la misère »
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L’auteur
Mathieu Bellahsen
Psychiatre